L’ennui, passage obligé vers la plénitude de l’être.

L’ennui est un rapport douloureux à l’être qui, au-delà de la souffrance et du vide, révèle l’être tout simplement, dans sa réalité nue. Pour qui sait le voir, ce n’est que splendeur et invitation à la créativité.

Les premiers jours de confinement ont été pour moi pur bonheur et dans un premier temps je n’y ai rien compris. Comment se faisait-il que l’annulation des rendez-vous par mes patients, que le report des formations, que l’animation de conférence à l’étranger, que les projets de sorties au resto, toutes choses qui me paraissaient essentielles, n’aient pas déclenché un séisme dans mon petit monde ?

D’un coup, il n’y avait plus d’obligations, plus de délais à tenir. Les journées étaient devenues de belles plages libres agrémentées par l’heure de méditation du matin et c’est ainsi que, par l’irruption de la logique insondable du Vivant, j’ai été retournée vers moi-même et régalée de délicieux moments de prise de conscience.

Après une demi-heure de mouvements cathartiques libres et de postures de yoga, je me suis assise en tailleur, la colonne bien droite avec l’intention de me poser dans l’instant présent et rien d’autre.
Je savais faire ça ! Quel plaisir de retrouver les sensations de bien-être profond et de liberté glanées au cours d’années de méditation ! Mon dieu que c’était bon. Ouf. En même temps que le corps relâchait ses tensions, l’esprit libérait son espace et d’un coup, j’ai compris.

Depuis plusieurs mois je n’avais plus pris le temps de créer un authentique temps d’arrêt pour entrer véritablement en méditation. Je vivais dans une sorte d’étourdissement qui maintenait l’évidence à distance : je m’ennuyais ! Je m’ennuyais même ferme.

Pour combler le vide existentiel qu’avait ouvert en moi la fermeture du centre de séminaires dont je m’occupais à Corfou, je m’étais lancée dans une course effrénée. Je contemplais mon agenda dans la hantise des plages blanches et accueillais gloutonnement les petits graffitis rassurants qui me confirmaient que non, ma vie n’était pas vide. Et je me félicitais d’être capable, à mon âge avancé, d’en mettre de plus en plus dans mes journées, je me congratulais de faire l’expérience de l’élasticité du temps… Mais la vérité vraie et nue, est que je m’ennuyais ferme. Que je camouflais mon attachement au passé par une course en avant, que cette course en avant accélérait mon ennui et que cet ennui empêchait mon être de jouir intensément de ce que la vie mettait dans mes journées.

Plus on pense, plus on s’ennuie, parce que la pensée permet de comparer le passé, le présent et le futur. La pensée vous permet de comparer passé, présent, futur. La pensée vous permet d’espérer. La pensée vous permet de vous poser la question : Qu’est-ce que tout cela signifie ? Et au moment où on se pose cette question, on ouvre la porte à l’ennui. En réalité, aucune chose n’a de signification. Si vous vous posez la question : Quelle est la signification de ceci ?  vous ressentirez de l’insignifiance. Et l’insignifiance génère l’ennui

– Osho –

Exactement. Mon mental cherchait comme un fou à évaluer les quelques années où la vie m’avait propulsée gérante d’un petit hôtel, piscine, restaurant, salle de yoga en bord de mer (Arillas) et cherchait désespérément à établir une arithmétique de comparaison pour déterminer si ma situation présente de thérapeute-enseignante sur les pentes du Lavaux était une promotion ou au contraire une destitution. L’addition était tantôt dans le rouge, tantôt dans le noir et c’est précisément cet exercice de comparaison, improbable et infernal, qui me maintenait suspendue en-dehors de moi-même.
Le sentiment d’ennui que je cherchais à camoufler par de l’hyperactivité ne venait pas des choses que je faisais, mais de l’activité mentale. Une activité mentale nourrie par la terreur de ne pas exister commuée en arrogance.

Oui, c’est ainsi que m’apparaît mon refus d’accepter la/ma réalité du moment, c’est une attitude insolente vis-à-vis de la vie. Dès que la résistance à l’instant présent, le désir d’être ailleurs ou autre chose s’effrite, dès que la toile des illusions s’efface, nous faisons l’expérience d’être – au sein de l’Être.

Dès lors, la notion même de comparaison disparaît, parce que vu sous cet angle, nous réalisons que chacune de nos aventures nous a enrichi par de bons et de moins bons moments. Il n’est même plus question d’échec ou de réussite, simplement d’expériences de vie différentes dans leur mise en scène mais fondamentalement identiques par nature : chaque expérience de vie est un puzzle qui s’ajoute à notre fresque. Si nous ne nous laissons pas entraîner par le mental, littéralement si nous ne nous entêtons pas, nous échappons sans dommages à l’ennui et accédons à la plénitude de l’être qui, dans l’éternelle contemplation de soi-même est libre de désir. Nous sommes libres, ressuscités à la fois en-dehors du cycle et en son centre même.

Quand est venue l’invitation d’écrire sur le thème de l’ennui, nous étions au cœur du confinement et les réseaux sociaux étaient plus que jamais nos amis de chaque instant. Impossible de s’ennuyer longtemps avec tout cet humour-amour qui sautait d’un phone à l’autre ! Alors j’ai eu l’idée de poser la question sur mon compte facebook :

Coucou, petit sondage.
Je dois écrire un article sur le thème de l’ennui pour une revue bien-être. C’est ennuyeux en effet.
Mais j’ai eu l’idée de ce petit sondage. Vous êtes-vous ennuyé-es au cours du mois de confinement ?

Je n’ai eu que de belles réponses. Personne ne s’est ennuyé. Quelques-unes en ont profité pour mettre de l’ordre dans leurs affaires, d’autres se sont occupées de leurs enfants, d’autres encore comme Isabelle se sont ennuyées de leur descendance, mais n’ont pas lâché leurs passions une seconde.

Cécile m’a parlé de son mémoire dont le sujet est le temps suspendu, l’espace-temps suspendu : « peut-être intéressant d’interroger l’utilité de l’ennui en processus créatif. »

Aloka : « Je ne parlerais pas d’ennui mais d’intériorité… Un passage que j’ai très apprécié, être avec moi, me découvrir, m’écouter, m’aimer. C’était comme un luxe que je n’osais m’octroyer. »

Et voici une réponse qui réfute absolument tout pessimisme schopenhauerien et qui restitue à l’ennui sa dimension légitime.

Madhu : « Bien-sûr…(que je m’ennuie parfois) et pas seulement pendant le confinement…c’est indispensable de s’ennuyer de temps en temps, c’est l’espace qui s’ouvre pour rêver, se laisser aller et découvrir une nouvelle créativité, l’inattendu et le fait de s’amuser et se laisser surprendre par des petits riens auxquels on ne fait pas attention quand on a le temps plein…bises. »

Au bout du compte, pourquoi le fait de s’ennuyer serait-il un problème ? C’est un ami quand il nous occasionne de la souffrance, un ami quand il nous ramène vers l’essentiel, un ami quand il nous pousse vers d’étourdissantes aventures et encore un ami quand il nous tient compagnie en nous inspirant et en nous faisant remarquer les petits riens qui font pourtant toute la saveur de l’existence !

Chinta B. Strubin
Article à paraître dans le numéro de juin de la Revue Recto-Verseau.

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1 comment

  1. Isabelle

    J’ai énormément apprécié ton article Chinta. Il te ressemble beaucoup par sa clarté, sa poésie, sa liberté, son questionnement sans diriger ni imposer quoi que ce soit. Très agréable à lire. Je t’embrasse et me rejouis de te revoir. isa

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