Vivre ni bien ni mal notre monde en crise – mais vivre intensément

C’est une crise de civilisation profonde que l’humanité traverse en ce moment. Au chaos sanitaire s’ajoute l’incertitude écologique, la déshumanisation provoquée par l’envahissement du numérique, le fake news, la fragilité des valeurs sociétales et les basculements politiques. Il y a amplement de quoi ne pas se sentir bien. Le sol des certitudes et des acquis s’effrite sous nos pieds et les nouvelles à long terme ne sont pas bonnes.

Le réflexe naturel est de s’accrocher pour continuer à vivre bien, mais s’accrocher à quoi ? Dans un premier temps, on se procurera la liste des attitudes justes à cultiver au quotidien et on tentera de s’y cramponner.

Rechercher les infos fiables, ne pas se laisser envahir par les nouvelles alarmantes, prendre l’air, bouger, suivre une routine, se divertir hors des écrans, exprimer ses émotions, en parler, se faire confiance, essayer d’avoir une emprise sur les événements, chercher de nouvelles solutions, chercher un soutien social et professionnel, apprendre à profiter et à apprécier, se détendre, faire des exercices physiques, contrôler ses pensées, s’interroger sur le sens de la crise, retrouver son pouvoir personnel…

Oui, j’en conviens, cette agitation soulage, mais c’est encore de l’ordre du faire, du cosmétique, on reste à la surface, on continue à pédaler sur son home trainer, le regard fixé sur l’indicateur des performances. Mais cette crise vise bien plus loin, c’est un bouleversement profond, une invitation à une réelle quête de sens. Un coup de zen stick : « Réveillez-vous ! Émergez de cette hypnose collective ! Revenez à vous, à ce qui est essentiel ! »

Dans ce sens, la question comment vivre bien dans un monde en crise, même si elle est légitime, n’est qu’un leurre. C’est quoi, bien vivre ? Ne pas souffrir ? Continuer à ripailler ? S’aménager un petit coin à l’abri de la tourmente ? – Non, à moins de s’enferrer dans une bulle narcissique, il n’est pas question de bien vivre cette crise, mais de la vivre, de faire face. Ne pas fuir, ne pas détourner le regard, mais accepter ce qui est, plonger au cœur de la vérité de chaque instant et réaliser qu’elle n’est ni bien ni mal, mais qu’elle est une neutralité, une opportunité de retour à soi.

Ouvrir grand les bras à ce qui est n’est pas un renoncement, ni une passivité. C’est au contraire un acte de courage. On ne dramatise pas, on ne se raconte pas des histoires. On va évidemment faire tout ce qui est en notre pouvoir mais au-delà de nos efforts nous attend inévitablement un constat d’impuissance. Reconnaître qu’on n’est jamais maître d’une situation encore moins de la marche du monde est une preuve de maturité humaine. La vie est plus forte que moi.

Il ne nous reste qu’à nous incliner devant l’évidence de la loi ternaire des grands cycles de l’histoire : les civilisations naissent, s’épanouissent et meurent. Elles laissent derrière elles quelques ruines, quelques nostalgies et quelques vains enseignements, des oripeaux qui témoignent d’une mue profonde du Vivant.

Gayatri, déesse de la connaissance et de la vertu, sans qui Brahma ne pourrait pas créer.

A l’orée du XXIème siècle, notre civilisation se trouve manifestement en fin de cycle, dans sa phase de mue. Et pour reprendre une métaphore un peu usée, mais toujours aussi belle, nous dirons que la chrysalide deviendra papillon.

La mue ne sera pas sans douleur. Découragement, déprime, angoisse, paranoïa, maladie et leur cortège de souffrances nous guettent. Mais il ne s’agit pas d’une fatalité. Cette situation est une invitation à chacun et à chacune d’entre nous. Nous sommes invités à choisir dans un ultime acte de liberté d’accepter ou non notre vraie place dans le monde du Vivant et de saisir l’opportunité qui nous est offerte de vivre l’intensité que procurent l’insécurité de l’incertitude.

En un mot, de plonger dans la vie. A l’idée du grand saut, le doute et l’angoisse nous submergent. Nous avons beau nous accrocher, tôt ou tard, les forces nous manquent, les dernières amarres lâchent et nous voilà projetés dans l’immersion. Mais quel délicieux frisson d’excitation, quel suprême bonheur que de s’offrir librement au vide ! L’expérience en vaut mille fois la peine.

Instant après instant, être là, vraiment et simplement ici et maintenant, cela n’est jamais l’horreur. Tout dépend de notre regard. S’il est voilé par le filtre mental du jugement, si nous nous laissons projeter hors de l’instant vers le passé ou le futur, alors oui, c’est l’enfer, parce qu’aussitôt notre système nerveux se mobilise pour trouver des solutions, pour contrôler et tenter de modifier ce qui est bien plus grand que lui. Cette lutte aboutit à une défaite permanente et c’est ce sentiment de défaite qui nous épuise.

Au contraire, en pleine tourmente, instinctivement, l’être mobilise ses ressources à bon escient. Il fait l’expérience de l’intensité et réalise ainsi le sens profond de son existence. Il n’y a nulle part où aller, l’intensité se suffit à elle-même, chaque instant se suffit à lui-même.

Trêve de métaphysique, j’aimerais encore vous raconter une petite histoire que j’espère jolie.

Dans une université américaine, on a proposé un test à un groupe de cinquante étudiants qu’on a répartis en deux groupes. Au début de la journée, chaque étudiant-e a reçu une somme de 20$ accompagnée d’une consigne. L’un des deux groupes devait dépenser cette somme pour se faire un plaisir. L’autre groupe devait dépenser cette somme pour faire plaisir à quelqu’un. Peu importe, un ami, un inconnu, humain, animal…

A la fin de la journée, on a réuni tous les étudiants pour évaluer le degré de bonheur ressenti par les uns et les autres. Et c’est le groupe altruiste qui a clairement vécu les moments de bonheur les plus intenses.

En espérant avoir contribué à créer un petit moment de bonheur et avec un petit clin d’œil,
Chinta B. Strubin